Extrait de La Mémoire de Marion Editons Am. Paris 2017
Je n’aime que les histoires qui commencent très mal et qui finissent bien. Dès la première page, le héros doit être dans une situation épouvantable et la dernière nous confirmer qu’il a triomphé des méchants, passé les épreuves avec succès et conquis la princesse qu’il n’attendait plus. Si un enfant un peu perdu se trouve sur sa route, c’est encore mieux.
De nobis fabula narratum. Cette histoire, c’est la mienne.
Sauf que la dernière page, je l’attends toujours.
Une légende indienne raconte l’histoire d’un oiseau qui, parce qu’il est né sans patte, vole sans jamais se poser.
Moi, ça fait une éternité que je vole en rond et à l’instar de l’épistémologie soufie de Nasreddin Hodja, je continue de chercher mes clés sous le réverbère du dehors parce que c’est éclairé, alors que je les ai perdues chez moi où il fait noir.
Mais pour rentrer à la maison, il faut un jour en être parti.
Et avoir une maison…
Les Américains et moi débarquâmes en France à peu près à la même époque, mais pas au même endroit. Eux sur les côtes normandes et moi perdu, vagissant, au fond d’une impasse du 19e arrondissement de Paris. Pourquoi je parle des Américains ? Parce qu’en dehors de la date d’arrivée, on avait en commun de traîner salement les pieds pour faire notre entrée dans ce qui risquait pour eux de devenir l’autre monde, et pour moi le nouveau.
Quelque temps, plus tard, on me plaça en nourrice dans cette même Normandie où je retrouvais les traces de ces compagnons inconnus.
Ne sachant que faire de moi dans la journée, les braves gens qui m’hébergeaient m’avaient mis à l’école du village parce qu’on me savait très doux. Cette école ne comportait qu’une classe. Au premier rang, les futurs certificats d’études. Les Grands. Au second rang, une autre classe. Et ainsi de suite. Au dernier banc, dans le fond, tout seul, un minot de soixante-dix centimètres.
Moi tout seul. Sur une ligne. Comme celle-ci.
On m’avait confié deux crayons. Un rouge et un noir. Et une feuille de papier avec laquelle il fallait faire la semaine. Alain Fournier devait rigoler de là-haut en m’observant.
Je ne soufflais mot de la journée, et l’institutrice de louer mon calme et ma sagesse. Je lui fichais une paix royale.
Au bout de l’année, on s’aperçut que je savais lire, écrire, et correctement compter. J’avais fait mon profit des cours destinés aux grands des premiers rangs sans avoir prononcé un mot.
Je compris mal pourquoi on trouva cela étonnant. On organisa un samedi une cérémonie à l’intention du sous-préfet – les distractions étaient rares – et on me remit la médaille du travail devant un public amusé par cette sorte de gentil petit monstre qui à deux ans et neuf mois lut d’une traite un poème sans ânonner un seul mot. Pour moi, seule la médaille me ravissait. Elle brillait d’un tel éclat et j’en étais si enchanté que ma détresse fut à la mesure de ma joie lorsqu’on me la reprit le lundi suivant sous le prétexte qu’il n’y en avait qu’une pour « l’école ». Je pleurais tant qu’on craignit un moment que je ne fonde.
Les heures noires étaient devant moi.
À la fin de l’année, je fus arraché à cet univers dont j’étais devenu le Petit Prince et surtout à cette nourrice qui était devenue ma mère. Maman-Marie. À la gare qui nous sépara, je perdis connaissance. On dut me porter dans le wagon. C’était vraiment moche.
L’école maternelle de la ville qui m’accueillit – je n’avais pas trois ans – vit le prince perdre sa couronne et le lettré son savoir pour retrouver en guise de trône un pot obligatoire à heures fixes.
Moi qui lisais Ronsard dans le texte : » quand vous serez bien vieille le soir à la chandelle, direz chantant mes vers et … »
Humiliation. Rejet. Différence.
Privé de guide, d’aide et d’attention, j’en vins à simuler la régression.
Mon père qui était d’une nature violente soigna cette régression à sa manière.
J’aurais à la rigueur accepté cette attitude – j’avais déjà intégré que la justice n’existait pas -, mais j’admis mal qu’on me privât de l’amour de ma nourrice.
Ma mère qui n’était pas méchante, mais tremblait sous la férule de mon tyranneau de père me disait en cachette que Maman-Marie reviendrait un jour par avion.
J’ai guetté le ciel pendant des mois.
Cinquante ans plus tard, je guette encore.
Où sont mes pattes? Je n’ai pas dit béquilles, car j’en ai rencontré des nourrices. Toutes plus magiques les unes que les autres. Mais ces femmes, je ne les ai jamais pénétrées, non plus véritablement observées, ni non plus aimées ou détestées à fond. Je les ai feuilletées. Parfois, je me suis jeté sur elles, quand le besoin de me faire aimer devenait insupportable. Et si les épouser en leur faisant un enfant leur faisait plaisir, pourquoi pas?
Il me faut donc accepter que par elles, semblablement feuilleté, à mon tour je ne sois que feuillets. Quelques feuillets.
Écrirons-nous jamais le livre ensemble ?
Par Gary Généreux